Hallgrimur Helgason, “Love & Love : The good bedroom”

Saison 1, épisode 1 : initiation

Sète, 20 mars 2000

Ça sent le poisson ici. C’est normal, m’explique monsieur M., mon professeur de Français : le lieu que nous allons visiter est situé dans un ancien hangar à poissons.

Le Centre d'Art contemporain, un ancien hangar à poissons
Le Centre d’Art contemporain, un ancien hangar à poissons

C’est tout près du port de Sète, au bout des quais, sur les rives d’un canal. A l’autre bout, sur les hauteurs, il y a le mont Saint-Clair. Et au-dessus encore, un grand ciel bleu, ensoleillé. Je viens de découvrir, avec mes copains de classe, le théâtre. On a même appris à dire “La porte est ouverte” comme si on était de mauvaise humeur, ou inquiets. Il paraît que c’est la base de la comédie. Et maintenant, pour continuer ce séjour de découverte organisé par mes professeurs de sixième, on va visiter un musée d’art contemporain.

Je sais ce que c’est, le musée. J’y suis déjà allé. Il y a trois ans, pour mon sixième anniversaire, j’ai vu la Joconde en vrai. Mes parents m’ont emmené à Paris pour visiter Disneyland, et aussi le Louvre. J’en ai ramené une belle photo devant la Victoire de Quelque-Chose (c’est un nom de ville, Samosa ou quelque chose comme ça). C’est une statue qui a des ailes mais pas de tête. Enfin, avant, elle en avait une, mais elle a été cassée il y a longtemps. Je connais les musées, nous en avons un aussi dans notre village. C’est plus petit, ça s’appelle une galerie d’art. Il y a quelques jours, j’étais à l’ouverture d’une exposition (ça s’appelle un “vernissage”, m’a expliqué mon père), pour accompagner mes parents. Il y avait des dessins faits par des gens du CAT, le centre qui aide les personnes handicapées à avoir un travail. C’était joli et plutôt bien fait, j’aimerais bien arriver à dessiner comme ça. Peut-être que j’essaierai de faire peintre, plus tard.

Bref, j’aime bien les musées. Et ça tombe bien, nous allons visiter un musée. Monsieur M. m’a expliqué que c’est un musée d’art contemporain. Je ne sais pas vraiment ce que ça veut dire. “C’est l’art d’aujourd’hui”, m’a répondu monsieur M. Chouette alors, on va peut-être voir des tableaux de Picasso. En tout cas, le musée d’art contemporain de Sète ne ressemble ni au Louvre, ni à la galerie d’art de mon village.

a3b1bc6fa3aafb3ee6132478ee68dfb32a938514

C’est un grand bâtiment gris, avec beaucoup de béton, mais pas de peinture, ni de décoration. La façade se prolonge avec un autre grand mur en béton, et un auvent, en béton lui aussi, qui passe au-dessus de nos têtes. C’est comme si on était dans un immense cube gris, qui serait ouvert sur l’une de ses faces. Mais tout ça, c’est très gris. Il y a un arbre en plein milieu, planté dans le béton ; ses feuilles vertes ont déjà poussé, et il va bientôt fleurir, les branches sont pleines de petits bourgeons. Et la porte du musée, découpée dans un bois clair, est la seule tâche de couleur sur le bâtiment.

Vingt-sept… vingt-huit… vingt-neuf…”. Monsieur M. a fini de nous compter, nous voilà tous réunis. Tous prêts à visiter le CRAC, le Centre régional d’art contemporain. Deux par deux, nous entrons dans le musée en passant par le chemin — en béton — et la grande porte — en bois — pour atteindre le guichet d’accueil.


C’est terrifiant. Ce que je vois est terrifiant. Face à moi, au-dessus des deux dames qui assurent l’accueil, voilà donc la première des peintures de cette exposition franco-islandaise qui s’appelle “Ut Ur Kortinu” (ce qui signifie “En dehors des cartes”, nous explique le guide). C’est un tableau gigantesque, il doit bien faire trois mètres de long. C’est une chambre, on dirait. Avec des murs très rouges, une fenêtre et un tableau dans le tableau, sur lequel on voit un couple de dauphins.

Mais le plus bizarre, ce sont ces deux choses, en plein milieu. Ils ressemblent à deux personnages tout nus, mais tout blancs. Ils n’ont pas de cheveux, et celui du dessus — le plus gros — a les yeux rouges. On dirait deux fantômes, en fait. Deux fantômes tristes, aux sourcils — ou à l’absence de sourcil — froncés, mais qui sourient. Ca ne ressemble à rien de ce que j’avais vu auparavant dans les musées. Ni ailleurs. A la rigueur, ces deux personnages ressemblent un peu aux méchants oncles de Casper, le gentil fantôme. C’est horriblement effrayant. Mais je ne parviens pas à en détacher mes yeux.

Coucou vous.
Coucou vous.

Tout de même, je me planque derrière les jambes de Monsieur M.. Il est plus occupé à renégocier le prix de groupe au guichet qu’à regarder la toile. D’ailleurs, tout le monde s’en fiche de ce tableau. Personne n’y fait vraiment attention, les autres élèves ont déjà commencé à visiter les autres salles, ou alors ils discutent entre eux. Et du coup, tout le monde se fiche du fait que je n’ose plus bouger, ni décoller mes yeux du tableau.


Eh, ça va quand même, n’aie pas peur comme ça !

Quelqu’un a remarqué ma grosse frayeur. Mais ce n’est ni quelqu’un de ma classe, ni Monsieur M.. Peut-être quelqu’un du musée. Une voix que je ne connais pas, en tout cas. Je parviens à détourner mes yeux du tableau et à me retourner, pour voir qui me parle.

Euh. Personne.

Il y a bien une dame qui doit travailler ici, mais elle est trop loin pour m’avoir adressé la parole. Et puis ça ne ressemblait pas vraiment à une voix de femme. Enfin, je crois. On aurait dit une voix de dessin animé ; un peu comme si Miaouss, le Pokémon chat, était venu me parler. Le temps de me retourner, et je me rends compte que Monsieur M. a lui aussi commencé à visiter le musée. Il est un peu plus loin, dans la première salle, où de jolis tableaux représentent des nuages. Et moi, je suis toujours là, face à ce terrifiant tableau. Et il n’y a plus personne pour me protéger.

Ne fais pas cette tête là ! Tu verrais ta tronche…

Donc, c’est sûr. J’entends des voix. Je suis fou, en fait. Il n’y a plus personne autour de moi, et quelqu’un qui me rabâche de ne pas avoir peur. Dans ce grand hall, il n’y a que moi, et ce tableau, placé haut, sur le mur de l’accueil. Juste lui, et moi.

Mais ce n’est pas possible.

C’est pas possible. Ça ne peut pas être le tableau qui me parle, me dis-je, tout en vérifiant qu’il n’y a bien personne autour de moi.
– Tu crois ça ?” me répond-t-on.

Donc, non seulement j’entends parler un morceau de toile avec de la peinture dessus, mais en plus c’est comme si on lisait dans mes pensées.

Un éclat de rire me transperce le crâne.

Ça fait toujours ça la première fois ! se marre la voix de dessin animé.
– La première fois que quoi ? réponds-je, sans même avoir besoin d’ouvrir la bouche.
– La première fois qu’un humain se rend compte que nous avons une âme, nous les Œuvres.
– Une âme ? Les œuvres ? Je n’y comprends rien !

Il n’y a maintenant plus que ce tableau dans mon champ de vision. Monsieur M. et les autres ont dû passer dans les salles suivantes avec la guide. La dame qui se tenait non loin de moi n’est plus ici. Et personne n’a l’air de s’inquiéter que je sois planté là. Que je fixe un tableau islandais rouge de trois mètres par deux dans le hall d’entrée d’un centre d’art contemporain. Ni que je suis en train de lui parler — ou du moins que j’ai l’impression que le personnage qui est sur la toile répond à mes pensées.


“- Ben oui petit couillon, les Œuvres ont une âme. Et un caractère bien trempé aussi”, me lance une autre voix, plus aiguë et plus désagréable.

Je me dis que c’est sûrement le deuxième personnage du tableau.

Oui, t’as tout bon, petit. Tu apprends vite. Hein mon Toto, il apprend vite, hein ?
– Oui ma Bianca, et normalement dans deux minutes il va nous demander pourquoi tout ça.

– Vous êtes voyants en plus ?
– Nan”, me répond celle qui semble répondre au surnom de Bianca. “Mais on a l’habitude”.

Toto et Bianca, c’est la honte pour des œuvres d’art quand même”, me dis-je.

Rabaisse ton caquet, blanc bec !” me lance celui qui se fait surnommer Toto. Je me rends compte qu’en fait, je ne vais pas pouvoir penser tranquille. “En vrai, nous nous appelons Love et Love. C’est même notre titre, Love and Love : The good bedroom.
– Mais pour nous appeler l’un l’autre, c’est pas pratique de porter le même nom. Alors c’est Antoine — enfin, Toto — et Bianca, point.
– D’accord, d’accord !
 finis-je par acquiescer. Mais pourquoi est ce-que je vous entends comme ça ?
– Ah ça ! 
s’exclame Bianca dans un éclat de rire. C’est comme avec les magiciens, si tu découvres le truc y’a plus de magie.
– Donc il y a un truc ?
– C’est pas ce que je voulais…
– Ce qu’on peut te dire, petit
, l’interrompt Toto, c’est que c’est pas donné à tout le monde d’interagir comme ça avec les Œuvres. Depuis que nous avons été peints, il y a huit bonnes années, on a dû croiser trois ou quatre humains capables de converser avec nous, pas plus. Des vieux, la plupart du temps.
– T’as du bol, mon gars
, me lance Bianca. T’en as peut-être pas l’impression, mais t’as du bol.
– Vraiment ?

C’est étonnant, j’aurais plutôt eu peur moi. À me dire que j’étais malade ou fou, ou les deux. Et donc non, “j’ai du bol”, me dit la toile avec qui je discute. LA-TOILE-AVEC-QUI-JE-DISCUTE.

Mais oui ! C’est ton premier musée d’art contemporain ?
– Oui.
– Tu vas vite te rendre compte que sans quelqu’un à tes côtés pour t’expliquer de quoi il retourne, t’iras pas bien loin,
 poursuit Bianca.
– Vous êtes guides, quoi ?
– En quelque sorte. Mais nous, on sait vraiment ce qu’on veut dire.
– Vous savez vraiment quoi ?
– Tu comprendras quand tu seras grand”.

J’aime pas qu’on me dise ça. Pas du tout. Ils ne sons pas si gentils, ces deux bonhommes.

“- Et donc, vous, qu’est-ce que que vous faites là ?
– Ah, voilà enfin une question intéressante ! 
lance Toto, la voix visiblement satisfaite. Nous sommes placés ici pour ouvrir une exposition consacrée aux artistes islandais.
– Et Français, 
le reprend Bianca.
– Oui, c’est vrai. On a déjà été exposés avec tous les autres dans un musée islandais, avant de débarquer ici.
– TOUS LES AUTRES ?”

C’est comme si je venais de crier dans mon cerveau. Les autres ? Il y en a d’autres ?

“- Bien sûr ! poursuit Bianca. T’as pas fini d’entendre parler des Œuvres dans ta tête. Dans les musées, tous les tableaux, toutes les sculptures, les vidéos, les installations, ont une âme. Et donc une voix. La nuit, quand les musées sont fermés, ça jacasse sec.
– Parfois, 
continue Toto, la voix est celles des personnages, quand il y en a. Comme nous. Parfois c’est l’œuvre toute entière qui parle. Mais ça, vous les humains, vous ne pouvez pas l’entendre.
– Sauf toi, donc. Toi et quelques dizaines d’autres humains”.

Pendant quelques secondes, la conversation s’arrête. C’est que, je ne pense plus rien. C’est le vide dans ma tête. Il faut que je réalise. J’ai un super pouvoir, en fait. Le super pouvoir de parler avec les œuvres d’art. À choisir, j’aurais préférer voler comme Superman, ou avoir un trèfle magique comme Cococinel. Mais parler avec des tableaux, c’est pas si mal.

“- C’est génial ! dis-je aux deux personnages du tableau. Et je peux vous demander quoi alors avec ce super pouvoir ?
– Eh, à part te parler d’art, on va pas pouvoir te raconter grand chose, petit. Nous ne sommes qu’un tableau, tout de même, n’oublie pas, 
explique Toto.
– Ah… Ben on va faire avec ! Alors, parlez-moi d’art !
– Eh bien, nous sommes un tableau d’Hallgrimur Helgason. Il nous a peint en 1995.
– Halgriquoi Helgaquoi ?
– Hallgrimur Helgason. C’est un peintre islandais.
– Mais c’est pas son vrai métier, 
précise Bianca. En tout cas c’est pas le seul. À la base il fait de la radio, et puis il s’est lancé dans l’écriture, la peinture.
– Ah d’accord ! Je comprends mieux pourquoi vous êtes si moches, c’est parce qu’il n’est pas peintre votre peintre !
– Ta gueule
, me rétorque Bianca. C’est vrai qu’on est pas gâtés par la nature. Mais c’est Hallgrimur qui en a voulu ainsi.

hallgrimur

– On lui en veut un peu, mais on n’a pas le choix. C’est l’artiste qui décide, me dit Toto. Alors oui, on est chauves, tout blancs, on a un seul gros sourcil et des yeux en couille d’hirondelle. Oui, tout le monde nous prend pour des fantômes. Et non, on n’est même pas capables de savoir nous-mêmes ce que nous sommes exactement. Mais ça pourrait être pire, tu sais. Hallgrimur, un jour, il a décidé de faire un autoportrait. Et il s’est représenté comme deux vieilles femmes qui font la gueule.
– Si nous, on t’a fait peur, là, tu aurais flippé sévère, lance Bianca en rigolant.
– Je préfère même pas imaginer, dis-je.

– Mieux vaut pas ! Et tu verrais Grim, son personnage de BD… Un mec qui a un long nez pointu et des dents de morse.
– Pourtant, 
reprend Toto, on n’est pas méchants. Hallgrimur ne nous a pas créés pour faire peur… D’ailleurs, c’est plutôt un comique. Une fois, sur scène, il a créé une pièce de théâtre dans laquelle il jouait un clown.
– Mais j’ai peur des clowns !
– Voilà qui ne nous aide pas. Il y a quelque chose qui ne te fasse pas peur, en fait, petit ?
– Euh… Je sais pas.
– Bon, on doit bien avouer, il aime bien écrire et peindre sur les gens pas vraiment comme les autres. Ou sur les gens qu’il n’aime pas, comme les banquiers. Mais la plupart du temps, c’est pour faire rire. Rire jaune, mais rire quand même.”

Je n’ai pas tout compris à ce qu’ils m’ont dit, là. J’ai un peu l’impression que j’étais au collège, en train d’écouter un prof de dessin. Mais mon prof, c’est le dessin. Et ça, c’est super cool.

“- Eh, merci beaucoup ! Je reviendrai vous voir, c’est promis.
– Peut-être bien ! Peut-être pas, petit. On connaît les humains. Les coups de cœur pour les Œuvres, c’est éphémère. Allez, file ! Rejoins ta classe ! Deux fantômes en train de copuler, c’est pas un tableau pour un enfant !
– En train de quoi ?
– Tu comprendras quand tu seras plus grand ! Allez, zou !”

Je pars dans la première salle du musée à toute vitesse, pour rejoindre Monsieur M.. “Eh monsieur ! Monsieur ! Il faut que je vous dise un truc de fou !”

 

 

3 Comments

Laisser un commentaire