Vassily Kandinsky, « Jaune Rouge Bleu »

Episode 6 : Révélation

Paris, Centre Pompidou, 30 avril 2008

En sortant de l’Averse de Delphine Reist, je me dirige vers la galerie des collections modernes. L’art moderne, c’est quand même moins déstabilisant que l’art contemporain. Il y a des toiles, des sculptures, quelques œuvres abstraites dont on ne comprend pas forcément le propos — en imaginant seulement qu’il y ait un propos — mais de façon générale, j’y redoute moins de bondir de frayeur devant une œuvre dérangeante. Et “dérangeante”, c’est un euphémisme.

A l’entrée de la galerie moderne du centre Pompidou, juste un étage au-dessus des collections contemporaines, un cousin de l’IKB de Klein me salue, lui aussi tout bleu. Les Marilyn de Warhol me gratifient d’un “poupoupidou” qui me fait sourire, et une compression de César — la même que la fameuse statuette de la cérémonie des César, mais en beaucoup plus gros et beaucoup moins dorée — tente de me dire quelque chose, mais dans un charabia incompréhensible. On dirait que sa voix est passée au rouleau compresseur, elle aussi.

La galerie nord-sud du musée (Copyright photo : Centre Pompidou)
La galerie nord-sud du musée (Copyright photo : Centre Pompidou)

En plein milieu du long et large couloir blanc qui traverse tout le musée, je m’arrête net.

Si le “choc esthétique” dont parlent certains artistes existe vraiment, je viens de le vivre. Ce tableau, qui me fait face, je l’ai déjà vu, souvent même, dans des livres. C’est Jaune Rouge Bleu, l’un des plus connus de Kandinsky. Mais il est comme certaines stars de la télé. Beaucoup plus beau en vrai que sur le livre d’art sur lequel je l’avais étudié, au lycée. Je reste devant, sans bouger, pendant quelques longues minutes. Je n’ose même pas lui adresser la parole.

“Vous allez bien, jeune homme ?” me demande-t-il soudain, avec une voix âgée, à la fois vive et sage, à la Jean Piat.

“- Oui… Merci. lui réponds-je, en bafouillant dans mes pensées. Pardonnez-moi… Je suis un peu… Subjugué.
– À cause de moi ?
– Oui, monsieur.
– Ne m’appelez pas monsieur, je vous prie ! Peut-être suis-je l’un des doyens de cette galerie, mais ce n’est pas une raison. Je suis flatté de votre compliment, cela étant. Vous allez me faire rougir. Jaunir et bleuir en même temps”
, ajoute-t-il dans un rire discret.

 4364_kandinsky4C’est la première fois qu’une œuvre d’art avec laquelle j’ai l’occasion de parler me fait penser, si abstraite soit-elle, à un être humain. Et pas à n’importe qui : mon prof de fac, ancien directeur de l’institut dans lequel j’étudie. Avec sa crinière blanche, son regard franc et sa voix grave et posée à la fois, quand il commence son cours, plus personne ne moufte dans l’amphithéâtre. Le respect dû aux sages, sûrement. Avec ce tableau, c’est un peu pareil.

Vous êtes un chef-d’oeuvre, alors ? lui demande-je
– C’est exactement ça, jeune homme. Un chef-d’oeuvre. Et pas n’importe lequel. Car je suis non seulement l’un des tableaux les plus fameux de mon auteur, Vassily Kandinsky — un génie, bien entendu — mais je suis aussi l’un des tableaux pionniers de l’abstraction lyrique.
– L’abstraction lyrique ? Comme l’art lyrique, à l’opéra ?
– En quelque sorte. Voyez-vous, dans l’art abstrait, il y a deux grandes familles. L’art abstrait géométrique, où la ligne est la base. Tout est défini par des théories mathématiques, des règles bien strictes. Et l’art abstrait lyrique, il ne représente rien de figuratif non plus, mais il est plus… lyrique.
– Mais c’est-à-dire ? C’est quoi, de l’art lyrique, quand on peint ?
– Lyrique, lyrique ! L’artiste peint non pas en fonction de règles, mais c’est le geste, l’émotion qui compte. Les sentiments. C’est une abstraction chaude, voilà.
– Chaudasse, oui. 
lance une petite voix sur le mur.
– Pardon ? Tu te moques de moi ?” lui répond le Kandinsky.

La petite voix, c’est celle du tableau d’à-côté. Il représente une grille noire et blanche, pas très régulière, dont certains carrés sont peints en jaune, en bleu ou en rouge, aussi. En m’approchant du carton, je lis : “Piet Mondrian,Composition”.

Deux compositions de Mondrian (Photo Surfinestate)
Deux compositions de Mondrian (Photo Surfinestate)

Bien sûr que je me moque, vieux fou. Pour qui te prends-tu ? Kandinsky, ça n’a jamais été un peintre de l’abstraction lyrique. Arrête de raconter des conneries à ce jeune humain, ajoute le tableau de Mondrian.
– Comment oses-tu dire ça ? Comment peux-tu, toi, m’insulter de la sorte, toi qui n’es que lignes et aplats de couleur ? Tu es froid comme l’hiver, mon pauvre. Et tu n’es bon qu’à finir en générique télévisé.

– C’est bas, comme attaque, Kandinsky. Je n’ai jamais dit que je n’appartenais pas à l’abstraction froide. Mais toi aussi, tu es un tableau froid.
– Et
 Du spirituel dans l’art ? Tu en fais quoi, de Du Spirituel dans l’art ?
– C’est quoi, 
Du Spirituel dans l’art ? dis-je, m’aventurant à prendre la parole, ébahi par cette dispute entre deux tableaux.
– C’est un texte théorique de Vassily. C’est dans ce texte qu’il explique que les formes et les couleurs sont comme la musique, qu’ils véhiculent des émotions particulières,
m’explique le tableau de Kandinsky.
– Mais Kandinsky ne-fait-pas-d’abstraction-lyrique, bon sang, 
reprend le Mondrian.
– Tu me fais chier, Mondrian, 
hurle le Kandinsky, qui perd son ton de vieux sage pour une voix enflammée. Je n’ai jamais dit le contraire. Je disais à cet humain que Kandinsky était un pionnier. Je sais que l’abstraction lyrique est arrivée quarante ans après que je fus peint. JE LE SAIS. Mais quand Vassily s’est séparé du Bauhaus, l’année où j’ai été peint, en 1925, ne viens pas me dire que le retour des courbes dans sa peinture était un hasard.
– Le Bauquoi ? 
demande-je, définitivement perdu dans cette conversation.
– Le Bauhaus, 
me répond le Mondrian. Une école artistique allemande, des années 20. Très géométrique.
– Laisse-le tranquille, 
lance le Kandinsky au Mondrian. Il est là pour parler avec moi.
– OH ! On se calme là !” 
m’entends-je leur gueuler par la pensée.

Leur embrouille de chefs-d’oeuvre m’a donné mal au crâne. Mais si j’ai bien tout retenu, Kandinsky, qui était un peintre abstrait très géométrique, a renoué avec des formes plus courbes et plus porteuses d’émotions quand il a quitté une école allemande, le Bauhaus, en 1925. Mais il n’a pas pour autant inventé l’abstraction lyrique, il en a juste initié les prémices.

Voilà ! lâchent à l’unisson les deux tableaux. C’est exactement cela.
– Bien vu, jeune homme
, me dit le Mondrian.
– Maintenant merci. Vous m’avez donné mal au crâne, je ne veux plus vous entendre. Au revoir”.

Je tourne les talons pour quitter la galerie des collections modernes.

Attendez ! m’alpague le Kandinsky, qui a repris sa voix de sage. Vous ne voulez même pas savoir ce que je veux dire ?
– Ce que vous voulez dire ? Mais… Vous êtes de l’art abstrait. Vous ne voulez rien dire, si ? 
lui réponds-je.
– Détrompez-vous ! Ce n’est pas parce que je ne suis pas figuratif que je ne représente rien.
– Je vous écoute, alors”.

Le tableau se tait un instant, émet un son qui ressemble à un toussotement et… se met à chanter.

Le soleil a rendez-vous avec la lune…

J’attends la fin de la chanson, et m’abstiens d’applaudir — pour ne pas passer pour un fou auprès des autres visiteurs, et surtout parce que je reste coi d’avoir entendu un chef-d’oeuvre de la peinture entonner une chanson de Charles Trenet. A côté, le tableau de Mondrian se marre comme un bossu.

C’est cela que vous voulez dire ?
– C’est cela même, oui, jeune homme. La rencontre du soleil et de la lune. Le crépuscule, quoi ! Jaune, rouge, bleu. La lumière, le crépuscule, la nuit.
– Je ne comprends pas tout…

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– C’est pourtant simple, il suffit d’observer un peu. Regardez bien ma partie gauche.
– C’est le jaune, donc, c’est bien cela ?
– Voilà. Les lignes sont légères, géométriques, il y a de la lumière et de la légèreté. C’est la lumière du soleil qui se diffuse. D’ailleurs, le soleil a presque la forme d’un visage, et on voit sa lumière se répandre, il y a même des rayons.
– Et de l’autre côté, c’est la nuit ?
– Vous comprenez vite ! De l’autre, les formes sont massives, plus libres, on dirait qu’elles sont dessinées à main levée. Les couleurs sont froides, et les lignes courbes. Ce grand cercle bleu…
– C’est la Lune ! 
lui lance-je dans un éclat de lucidité, comme si je venais de prononcer Eurêka.
– Oui ! Le soleil, la lune… et au milieu le moment où les deux se rencontrent, c’est-à-dire le crépuscule ou l’aube… qui sont rouges. C’est la naissance d’une couleur”.

« Jaune et bleu par rapport au rouge… Phébus et la Lune s’évitent et se retrouvent quand même entre jour et nuit comme l’aurore et le couchant. Naissance mystérieuse du rouge par la tendance simultanée à l’éloignement et à l’ascension du jaune et du bleu. »
Vassily Kandinsky

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“- C’est fou… J’ai toujours cru que l’art abstrait ne voulait rien dire.
– Clché ! Un vieux cliché sur l’art moderne, mais ce n’est qu’une idée reçue. Il y a toujours quelque chose à dire. Il suffit de ne pas se perdre en circonvolutions.
– Se perdre en ?
– Circonvolutions, 
reprend le Mondrian, à côté. En clair, ne pas truffer ses phrases de mots compliqués pour noyer le visiteur. Mais pour ça, il est fort, le Kandinsky.
– C’est faux,
 réponds-je au tableau de Mondrian. J’ai compris tout ce qu’il m’expliquait.
– Si vous vous rabaissez à son niveau…” 
me lance-t-il avant de se renfrogner.

Il fait la tête. Ce tableau de Mondrian a beau être très mathématique dans sa composition, il manque un peu de logique. Je ne me rabaisse pas au niveau du Kandinsky, c’est lui qui m’élève au sein. Nuance. Et une fois de plus, je sors du musée avec l’impression d’en avoir plus appris que si on m’avait fait avaler cinquante livres d’histoire de l’art.

La semaine suivante, en examen d’entrée dans ma filière de spécialisation à la fac, je me retrouve confronté à une citation à commenter. Le genre d’exercice dont le résultat se joue souvent à pile ou face. J’ouvre l’enveloppe contenant le sujet :

“Est beau ce qui est beau intérieurement”
Vassily Kandinsky

Je lui serai décidément très redevable, à ce tableau.

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